23/12/2025 journal-neo.su  7min #299744

Ukraine : l'Europe contribue-t-elle à l'enlisement du conflit ?

 Ricardo Martins,

Pourquoi les négociations sont bloquées et pourquoi un conflit long et encadré devient l'issue par défaut.

Pourquoi les négociations sont bloquées

Les négociations visant à mettre fin au conflit en Ukraine semblent au point mort non pas par manque de contacts diplomatiques, mais parce qu'il n'existe aucun accord minimal sur la nature même du conflit, ni sur ce qu'un règlement devrait traiter. La réunion de Berlin a illustré ce blocage structurel.

La Russie continue de réaffirmer un noyau restreint et stable de revendications, au premier rang desquelles la neutralité de l'Ukraine et le recul de l'empreinte militaire de l'OTAN, tandis que les Européens et les Ukrainiens avancent des propositions qui nient explicitement ces exigences. Il ne s'agit pas d'un déficit de négociation, mais d'une incompatibilité conceptuelle.

Le rôle américain aggrave cette situation. Les États-Unis oscillent entre médiation et belligérance, sans s'engager dans une ligne diplomatique cohérente. Au lieu de déployer des équipes de négociation professionnelles dotées d'un mandat clair, Washington s'en remet à des envoyés ad hoc et à des approches transactionnelles.

L'inclination de Trump pour le deal-making, inspirée de la logique des affaires plutôt que du métier diplomatique, produit des signaux contradictoires : apaisement à destination de Moscou, puis alignement sur les positions maximalistes européennes et ukrainiennes. Cela renforce, côté russe, l'idée que les discussions relèvent davantage de la mise en scène que d'un processus substantiel.

Du point de vue européen, le refus d'entendre les préoccupations sécuritaires russes est justifié par un cadrage normatif du conflit : l'Ukraine est la victime, la Russie l'agresseur, et seules les garanties de sécurité ukrainiennes seraient donc légitimes. Cette position, formulée explicitement par des responsables européens tels que Kaja Kallas, ferme toute possibilité de marchandage.

La Russie est ainsi délégitimée comme acteur de sécurité, et l'empathie - entendue ici non comme approbation morale mais comme capacité analytique à comprendre la perception de menace de l'autre - fait défaut. Le résultat est une stratégie qui accepte implicitement la poursuite de la guerre jusqu'à l'effondrement militaire de l'Ukraine ou que la Russie concède sa défaite, un scénario qui paraît peu réaliste.

Pendant ce temps, Moscou estime que le temps joue en sa faveur. Les dynamiques du champ de bataille, la mobilisation industrielle et la cohésion politique confortent l'idée qu'elle peut atteindre ses objectifs par l'attrition. Dans ce contexte, toute concession serait, du point de vue réaliste, irrationnelle.

À mesure que les négociations échouent, l'Europe et l'Ukraine recourent de plus en plus à des stratégies asymétriques - sabotages, attaques contre des actifs russes, guerre irrégulière - ouvertement encouragées dans le discours des services de renseignement occidentaux, y compris par des références, de la part de la cheffe du MI6, aux opérations spéciales de la Seconde Guerre mondiale. On assiste ainsi à un glissement de la résolution du conflit vers sa gestion.

Financer l'Ukraine : un risque stratégique sans consentement politique

L'approche européenne du financement de l'Ukraine révèle un second niveau de contradiction. La décision de ne pas confisquer les avoirs russes gelés, mais de financer Kiev par l'endettement de l'UE (90 milliards d'euros pour 2026-2027), reconnaît implicitement les risques juridiques, financiers et systémiques en jeu. Les inquiétudes belges autour d'Euroclear, la menace de dégradations de notation par des agences comme Fitch, ainsi que l'exposition des fonds de pension et des institutions financières européennes soulignent la fragilité de cette stratégie.

Ce choix a pourtant été fait sans pacte social avec les citoyens européens. Aucun débat démocratique à la hauteur de l'engagement financier n'a eu lieu. À un moment où les sociétés européennes font face à des pressions croissantes sur le logement, l'État social, les retraites et les infrastructures, le financement de la guerre est normalisé comme une nécessité morale et une opération de sauvegarde politique, plutôt que comme un choix politique assumé. Cela alimente le ressentiment intérieur et renforce les partis nationalistes et d'extrême droite à travers le continent.

Sur le plan stratégique, ce financement ne résout pas le conflit. L'argent ne remplace ni les soldats ni les dynamiques du champ de bataille. La contrainte principale de l'Ukraine n'est pas seulement la liquidité, mais avant tout le manque d'hommes. À cela s'ajoutent des préoccupations persistantes concernant la corruption et la faiblesse des mécanismes de contrôle, qui sapent le soutien public à la poursuite des transferts.

Loin de rapprocher la paix, le financement européen agit comme un mécanisme de maintien : il prolonge la guerre pour affaiblir la Russie, fait gagner du temps pour réarmer les armées européennes et retarde la confrontation politique avec la réalité de la défaite.

Dans ce sens, l'Ukraine fonctionne de plus en plus comme un proxy, absorbant le coût humain d'une confrontation plus large, tandis que l'Europe évite un engagement militaire direct. Cette lecture est moralement inconfortable, mais analytiquement cohérente.

La peur d'une « victoire » russe et la fragilisation du projet politique européen

La perspective d'une Russie perçue comme gagnante constitue une menace existentielle pour les élites européennes. Elle symboliserait non seulement la défaite ukrainienne, mais aussi les limites de l'OTAN et la faiblesse stratégique de l'Europe. Plus profondément encore, elle remettrait en cause l'image de l'UE comme projet politique, de paix et puissance normative.

Pour conjurer ce scénario, les dirigeants européens et une grande partie des médias ont investi dans un récit simplifié : la Russie comme seul agresseur, l'Ukraine comme victime pure, l'Europe comme défenseur moral. Deux faits viennent pourtant fissurer ce récit. D'une part, l'UE n'a présenté aucune proposition de paix proprement dite.

D'autre part, les voix dissidentes sont de plus en plus marginalisées ou réduites au silence, en contradiction avec l'attachement proclamé de l'Europe au pluralisme et à la liberté d'expression. Dans plusieurs pays européens, des journalistes, analystes et anciens responsables qui interrogent la stratégie de l'OTAN, la faisabilité d'une victoire militaire ou le coût d'une guerre prolongée - tels que George Galloway au Royaume-Uni, l'ancien officier du renseignement suisse Jacques Baud, ou des analystes français comme Xavier Moreau ou encore la plateforme Euractiv - ont été systématiquement délégitimés, écartés des plateformes médiatiques ou qualifiés de vecteurs de désinformation, plutôt que confrontés sur le fond de leurs arguments.

La fermeture du débat, qu'elle passe par la pression médiatique ou par des formes de censure formelles et informelles, affaiblit la résilience intellectuelle européenne.

À mesure que la nuance devient suspecte et que la contradiction est assimilée à une trahison, l'Europe perd sa capacité à penser stratégiquement. Le réalisme politique - entendu comme l'aptitude à appréhender les rapports de force sans illusion morale - a largement disparu du discours dominant. L'élargissement de l'OTAN n'est plus discuté comme un facteur de perception de menace côté russe, mais comme un bien en soi, incontestable. Persiste l'hypothèse selon laquelle la Russie finirait par s'affaiblir, accepter les conditions européennes et même renoncer à ses avoirs gelés. Rien, empiriquement, ne vient étayer cette croyance.

Existe-t-il une issue ?

Un règlement négocié demeure théoriquement possible, mais politiquement improbable. Les dirigeants européens recherchent une sortie « honorable » qui préserverait une supériorité morale tout en évitant l'escalade militaire. Ils ne sont toutefois pas prêts à consentir aux concessions qu'une telle issue impliquerait.

L'Europe n'enverra pas de troupes combattre la Russie, mais elle n'acceptera pas non plus la défaite. L'issue la plus probable est donc celle d'une longue paix froide et tendue, à l'image du modèle coréen : lignes de front figées, statut non résolu, confrontation de basse intensité permanente.

Ce scénario structurera les relations euro-russes pour des décennies. Il accélérera également la fragmentation interne de l'Europe - tous les États membres ne partageant pas les mêmes positions -, fragilisera son modèle social et normalisera un réarmement durable. L'Europe paie la facture, appelle cela des principes, et repousse les décisions les plus difficiles, au prix des vies ukrainiennes et de sa propre cohérence politique.

Ricardo Martins - Docteur en sociologie, spécialiste des politiques européennes et internationales ainsi que de la géopolitique

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